Couleurs proustiennes
"Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé
en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait
le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui
devaient distraire le roi Charles VI; mais soit qu’un rayon eût
brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené
à travers la verrière tour à tour éteinte
et rallumée, un mouvant et précieux incendie, l’instant
d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une
traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie
flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte
sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était
dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites
que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant
après les petits vitraux en losange avaient pris la
transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui
eussent été juxtaposés sur quelque immense
pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé
que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil; il
était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il
baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la
paille du marché; et, même à nos premiers
dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques,
il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en
faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui
datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et
doré de myosotis en verre."
Proust, Du côté de chez Swann